mercredi 7 mars 2012

Elena

Réalisé par Andreï Zviaguintsev – Avec Nadezhda Markina, Andreï Smirnov, Elena Lyadova, Alexeï Rozin, Igor Ogurtsov – 1h49- Russie


On sait depuis ses deux superbes premiers films (Le Retour, le Bannissement), que le cinéma d’Andreï Zviaguintsev n’est pas spécialement porté sur la déconne. Mais s’il nous avait littéralement laissés au bord du ravin avec « Le Bannissement », il nous y plonge avec « Elena », portrait désespéré de la Russie actuelle mais que l’on pourrait tout aussi bien sous titrer « L’humanité ».

Elena, seconde femme d’un vieil homme riche, partage sa vie entre le superbe appartement de son nouveau mari et les barres d’immeubles en ruines où logent son fils et sa famille.
Position singulière qui fait d’elle une des rares personnes à passer la frontière d’un monde à l’autre.
On suit Elena, un pied dans chaque monde. Face à ces deux blocs immobiles et où rien ne semble jamais pouvoir bouger, elle est la seule qui agit, la seule en mouvement. Elena marche, Elena paye, Elena essaie de convaincre, Elena se fait rembarrer.
En quelques plans, nous quittons les quartiers modernes des nouveaux apparatchiks pour suivre des sentiers de terre, le long de rails rouillés, et découvrir le quart monde : l’autre Russie, celle qui reste sur le carreau… Un autre monde, un autre pays, où des jeunes perdent leur temps à picoler dans les cages d’immeubles, désœuvrés et menaçants. Contre l’avis de son mari, Elena entretient la famille de son fils, chômeur, comme son petit-fils aîné et visiblement sans aucune perspective.
Comme nous sommes dans un film russe et pas chez Guédiguian, nous n’avons pas le droit de respirer en admirant la superbe solidarité des pauvres, la beauté de l’amitié prolétarienne ou la moindre chaleur humaine.
Le fils d’Elena est vaincu et ne cherche plus de travail, son petit-fils n’a d’autres perspectives que de devenir un voyou ou d’aller se faire trouer la peau en Ossétie s’il survit aux traitements de chocs de l’armée russe, quant au bébé, il est un « accident ».
Elena paye, parle peu, elle ne semble être considérée que pour l’aide financière qu’elle représente ; on la harcèle donc.
D’ailleurs, tout dans le film est question d’argent, jusque dans les institutions les plus sacrées de la Russie éternelle : l’armée ? Il faut payer pour éviter de se faire tabasser puis tuer. Les hôpitaux : mieux vaut payer pour avoir droit aux soins. L’église ? Le rétablissement d'un vieil homme a son prix.
L’argent est la question centrale d’Elena. L’élément qui revient sans cesse au fil des séquences.
« Toi qui entre ici, abandonne tout espoir » (oui, j’amortis le prix de mes cartes étudiant) devrait figurer sur l’affiche du film. Ainsi Elena s’humiliera en vain pour demander de l’aide à son mari qui la lui refuse « au nom de ses principes ».
Le monde est injuste : la fille de Vladimir, peste intelligente, ne travaille pas plus que le fils d’Elena, mais elle peut se le permettre, son père est riche. Elle aura tout, lls n’auront rien…
S’ils veulent quelque chose, ils devront le voler…
20 ans après la fin de l’URSS, la lutte des classes continue.
Le cinéaste abandonne son style habituel, ses images grandioses, pour un film plus sec, plus nerveux. Le cinéaste épure son style, il va à l’essentiel, suit ses personnages.
Katerina, la fille de Vladimir parle et philosophe, Sasha le petit-fils d’Elena traverse une route, marche dans la forêt pour se battre sauvagement et se faire casser la figure. La parole ou la violence ? la naissance décide…
Zviaguintsev filme les effets du délitement d’un pays, sa mise en scène ne s’embarrasse pas de psychologie ou d’un message quelconque : le film n’est pas un brûlot, c’est un constat brutal et âpre.

Elena commettra alors un crime, sans que le cinéaste ne la juge. Il n’en fait ni une ignoble femme sans foi ni loi, ni une héroïne de la lutte des classes.
C’est d’ailleurs la grande force du film : ni bons, ni méchants. Les pauvres ne sortent pas d’un film de Guédiguian, ils agissent de façon instinctive, comme des loups (la cité jouxte d’ailleurs une forêt…). Les riches ne sont pas des victimes : ce sont des loups qui ne veulent pas partager leur proie.
Tous salauds alors ? Même pas. La société s’est transformée en écosystème, la loi du plus fort est le seul dogme.
L’homme pour qui elle a brûlé un cierge devient une menace pour sa progéniture, elle agit en mère animale dans un monde où les êtres sont considérés comme des animaux : elle l’élimine et brûlera le testament qui officialisait l’ordre des choses : une fille de riche aura tout, les pauvres n’auront rien. …
Les minutes qui suivent le meurtre sont magnifiques de retenue et de puissance. Elena, dont chaque acte avait jusqu’ici une utilité concrète, erre, perdue. C’est la plus humaine qui aura commis l’acte le plus affreux.
L’absence de jugement moral est la seule voie possible dans un monde immoral : les riches ne lâcheront rien, les pauvres n’ont plus d’état d’âme.
Si la lutte des classes ne se matérialise pas par une guerre ouverte, c’est que les deux mondes ne se croisent pas physiquement.
Quand par exception, ils se croisent, il y a des morts.
La famille d’Elena « envahit » le quartier des riches, sans plus de perspective, sans attendre un quelconque châtiment.
Le bébé pleure, seul sur son grand lit, personne ne viendra… Il n’y a rien à espérer.
Elena s’était ouverte sur les branches d’un arbre en hiver…Il se clôt sur les mêmes branches, on cherche une feuille, un bourgeon… Rien.
L’âme slave ?
Quelle âme ?

Jérémy Sibony

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