mercredi 24 octobre 2012

Amour

Réalisé par Michael Haneke – Avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert – France – 2h07

Dans un bus, un couple de vieux que l’on remarque à peine, rentrant d’un concert… Scène de la vie conjugale d’une triste banalité. En fait le dernier moment d’un bonheur qui s’ignore. La banalité avant le désastre, avant que deux vies basculent après l’attaque cérébrale de la vieille dame qui aura lieu le lendemain. Son issue, nous la connaissons dès la première scène : la police forçant un appartement, le corps d’une vieille dame morte sur son lit… Seule…

Disons-le simplement : oui ‘Amour’ est avant tout un film… d’amour. Ce qui n’allait pas de soi quand on connaît l’œuvre de Michael Haneke, son regard d’entomologiste sur un monde de cruauté, sa noirceur. Mais il fallait peut-être la distance qu’il sait mettre entre lui et son sujet pour éviter que son propos soit parasité par le sentimentalisme ou le misérabilisme. « Amour » est ainsi d’une grande sensibilité sans jamais sombrer dans la sensiblerie, il est aussi d’une impitoyable dureté.
Il fallait aussi le talent de deux acteurs qui imposent l’évidence de leur couple et de leur amour avant de s’enfoncer dans un véritable cauchemar. Ce sont eux et le regard que leur porte le réalisateur qui font d’ « Amour » un film un peu différent du reste de sa filmographie.
 Emmanuelle Riva, splendide de dignité dans la maladie et Jean-Louis Trintignant, acteur époustouflant dont chaque mot, intonation, geste est emprunt d’une palette de nuances qui nous bouleverse.
 Ce sont souvent des gros plans sur leur visage, notamment du regard à la fois doux et douloureux de Trintignant, que naît une émotion qui ne lâche pas le spectateur, chaque scène devenant une étape supplémentaire dans la déchéance en même temps qu’une preuve de la force des sentiments qui subsistent malgré tout.
Comme rarement, la réussite du film née de l’osmose entre le regard de l’acteur et celui du cinéast.
 C’est un véritable numéro d’équilibriste, la crudité de certaines scènes est acceptable car la réalisation reste d’une grande pudeur quand à l’expression des sentiments. Le réalisme est contaminé de séquences oniriques.
 L’expression d’un cinéaste au sommet de son art qui épure encore son style pour que chaque scène frappe immédiatement le spectateur.
Mouvement de caméra, dialogue, décor : il n’y a rien en trop, rien qui n’ait sa place et sa force.
La minutie Balzacienne avec  le cinéaste a reconstitué cet appartement bourgeois, dit beaucoup de l’histoire de ce couple et  marque le contraste entre le passé et un quotidien devenu insupportable.
 Le récit se construit aussi autour de la parfaite maîtrise des plans séquences où Haneke sait ne rien nous épargner tout en préservant la dignité de ses deux personnages et d’ellipses audacieuses. Imperceptiblement, nous nous sentons étouffer avec eux, alors que le mari décide de se couper du monde, de sa fille notamment. Comme un soldat en permission se sent exclu de ceux qui continuent à vivre sans savoir ce que c’est que de vivre au front.
La menace vient de l’extérieur, de la logique qui voudrait que lui renonce à la promesse qu’il lui à faite: « ne pas la renvoyer à l’hôpital. » Leur condition de bourgeois leur permet de pouvoir tenir leur promesse, mais ce pacte ultime entre un homme et une femme les condamne à en payer le prix : assister l’implacable (et pas simplement assister à) délitement du corps humain qu’enregistrent les plans fixes du film.

« Rien de tout cela ne mérite d’être montré » répliquait l’homme à sa fille venue aux nouvelles. En contredisant immédiatement cette réplique par les séquences suivantes, Haneke nous fait définitivement franchir le seuil d’une intimité. Le véritable amour, c’est ainsi essuyer la pisse de la femme que l’on aime, l’aider à se rhabiller dans les toilettes.
L’amour c’est enfin le refus d’assister à la lente et insupportable agonie de l’autre. C’est là qu’éclate encore l’intelligence d’un réalisateur qui refuse de basculer dans le film à thèse : juste le récit d’un amour qui va jusqu’au bout de sa logique.

 « Amour » s’ouvrait sur sa fin : le cadavre d’une vieille femme étendue sur son lit ; où était l’homme ? A cette question du début Haneke répond par un mystère qui laissera le spectateur face à ses interrogations. Une fois encore, Haneke ne donne pas de réponses, il n’impose rien. Nous voilà ainsi seuls devant le magistral passage de la réalité la plus crue à un univers onirique. Pourquoi ne pas y voir l’idée un étrange et angoissant happy end ? L’art comme refuge dérisoire et éphémère face à l’horrible banalité.

Jeremy Sibony

vendredi 5 octobre 2012

Reality

Réalisé par Matteo Garrone – Avec Aniello Arena, Loredana Simioli, Nando Paone, Nello Iorio, Raffaele Ferrante, Giuseppina Cervizzi – Italie – 1H55

Cinecitta, envahi par la téléréalité. Un casting géant organisé pour « Il grande fratello », version italienne de Big Brother, des files de candidats, un studio improvisé sur les pelouses de ce qui fut pour beaucoup le nombril du cinéma. Derrière, presque caché par la machine télévisuelle : un vestige, l’immense tête d’une statue du Casanova de Fellini : ruine de Rome.

 Gomorra, le précédent film de Matteo Garrone  s’inscrivait déjà, aù-delà du polar,  dans une tradition du cinéma réaliste italien, ce « Reality » sera plus qu’une énième critique de la télé réalité.
 Le lien avec la comédie italienne est là, paradoxal pour un film où l’on assiste à la chute d’un homme ordinaire. Mais, depuis la fin des années 70, on sait que la comédie italienne fait rire jaune ou même ne fait plus rire du tout. Garrone semble reprendre là où le « Affreux sale et Méchant » d’Ettore Scola avait laissé la comédie italienne, au crépuscule de son âge d’or, quand, rattrapée par la fin du « miracle italien », elle se faisait plus désespérée que jamais. « Reality » s’ouvre sur la peinture volontairement outrancière d’un personnage singulier, presque une figure Fellinienne.

Luciano est un Napolitain exubérant et charismatique. Poissonnier, arrondissant ses fins de mois difficiles grâce à de petites magouilles dont profitent aussi les plus pauvres de son quartier. Cela aurait pu être Alberto Sordi ou Nino Manfredi, interprétant un brave homme vivant pour sa famille, un peu bravache, un peu escroc, mais que tout le monde apprécie. Pour faire plaisir à sa famille et flatter son ego de cabotin, il tente un casting pour entrer dans le loft local : une de ces émissions de télé réalité absurde où l’on observe des gens vivre comme dans un zoo. Les nouvelles idoles sont là : les vainqueurs de ces jeux télévisés, qui vivent une brève mais intense heure de gloire. Instrumentalisés par la production mais adulés par le public, Luciano veut en être. Pour l’argent, pour ce qui ressemble à de la gloire, pour l’ego. Pour sortir d’un quotidien anonyme où il faut gagner de plus en plus difficilement sa vie quand d’autres règlent leurs problèmes financiers en une émission télé.
 Matteo Garrone filme Luciano et sa famille avec le même respect et la même tendresse qu’un Ettore Scola. Pas une famille ideale, pas une vie parfaite, mais des gens essayant de s’en sortir comme ils le peuvent. Comme pour Gomorra il filme des êtres victimes d’un système qui les dépasse. Mais si l’on devine la mécanique infernale qui transforme des hommes en bêtes de foire, La grande intelligence du film est de maintenir presque hors champ la télé réalité pour se consacrer aux « candidats » à ce cirque. L’obsession de Luciano n’est pas directement le fait des producteurs de l’émission. L’espoir qui le dévore n’est pas due à une promesse non tenue : Luciano se fait son film tout seul, le terrain a été préparé par une société tout entière : la télévision et le star système, mais aussi le regard des proches qui changent quand se profile juste la possibilité de passer à la télé. Etre de l’autre coté de l’écran, c’est changer de caste, changer de vie. Ne pas être sélectionné, c’est échouer aux yeux du monde.
 A l’opposé d’un Ginger Fred où Fellini nous faisait vivre la naissance de cette télé poubelle de l’intérieur, le cinéaste reste du côté du public. Et voici l’éternel miracle du cinéma italien qui sait caricaturer les gens pour mieux approcher leur vérité.
En expliquant les raisons de son palmarès controversé au festival de Cannes, le président du Jury Nanni Moretti expliquait l’absence de quelques  favoris de la critique par le manque d’intérêt que portait certains metteur en scène à leur personnage. Le grand prix du jury qu’il décerna à « Reality » se justifie ainsi totalement.
Ainsi "Reality" vaut autant pour ce qu'il montre de l'état d'alienation d'une société que pour ce qu'il ne montre pas. Matteo Garrone nous épargne les passages obligés des films sur la télé-réalité: les plans sur les coulisses où les producteurs se frottent les mains, les travellings sur les moniteurs à l'interieur d'une régie où un réalisateur ordonne un gros plan sur une larme. Tout cela appartient à la télé, le cinéaste reste sur ses terres: refuse le spectaculaire au profit de ses personnages.
On aurait pu trouver agaçants les clichés de la famille napolitaine dépeinte par Garrone, mais en restant de leur côté, jusqu’au bout, le film évacue toute moquerie facile, le cinéaste ne se place jamais au-dessus de ses personnages, il ne les juge pas. La mise en scène de « Reality » restitue leur dignité aux êtres que la télé réalité jette en pâture à leurs semblables pour qu’ils s’en moquent. La caricature, l’exubérance se met au service du respect et de la dignité. Les « masques » expriment la vérité des êtres. Quand la volonté de Luciano d’entrer dans ce loft tourne à l’obsession, le cinéaste n’en rit pas, la comédie s’efface au profit d’une petite tragédie ordinaire. Aniello Arena, stupéfiant Luciano, qui charmait le spectateur par son naturel le fait petit à petit entrer dans sa folie, dans son cauchemar : son sourire se fige, il perd pied…
D’abord filmé au beau milieu de sa famille, souvent submergé par les enfants, cousins, parents, Luciano se sépare d’eux, cadré seul, isolé. La mise en scène de Garrone bascule naturellement, en un panoramique qui refuse de se finir quand la famille regarde la première d’Il Grande Fratello, et que le mouvement de caméra se poursuit, le suspens est entier: nous espérons le contre champs qui nous soulagerait, montrant notre héros dans la télé, mais il se poursuit, impitoyablement, nous laissant découvrir Luciano, isolé lui aussi devant la télé : simple spectateur.
 Cet effet de mise en scène relativement discret fait basculer le film… Luciano sombre définitivement dans la paranoïa, croit être suivi par des « espions » envoyés par la télé et attend le coup de fil de la production qui le « libérerait » en entrant dans le loft.
La « comédie » Italienne avait déjà été aussi sombre, aussi noire, mais rarement emprunte d’une aussi profonde tristesse.

Lorsque, au terme d’une dernière séquence nocturne surréaliste où il semble devenir invisible, nous le perdrons aussi de vue, Luciano ne sera plus qu’une silhouette, une ombre. Le lent travelling qui clôt le film nous laisse le temps de mesurer sa chute. Le temps est un luxe que le cinéma peut encore se permettre, de la même façon que, dans un monde où une image chasse l’autre, le rire de Luciano hantera longtemps le spectateur. Le cinéma, aura réussi à nous rapprocher d’une de ses silhouettes désincarnés que nous apercevons à peine devant nos télé. Matteo Garrone s’inscrit ainsi dans la continuité des grands cinéastes italiens et non, Cinecitta n’est pas encore tombé.

Jérémy Sibony

mercredi 3 octobre 2012

Después de Lucia

Réalisé par Michel Franco – Avec Tessa Ia, Hernàn Mendoza, Gonzalo Vega Sisto, Tamara Yazbek Bernal, Francisco Rueda, Paloma Cervantes – 1h 43 – Mexique.


Le premier plan intrigue : l’homme qui vient de récupérer sa voiture dans un garage roule quelques instants, s’arrête et abandonne sa voiture. « Después de Lucia » Débute comme un film sur le deuil : un père et sa fille, seuls depuis la mort de Lucia. Les plans séquences et le rythme des premières séquences se justifient totalement, nul snobisme : le deuil se fait dans le vide que laisse la femme et mère. Les plans se construisent autour de cette absence. Mais si le père se morfond dans le silence et la solitude, la fille, Anjelica, est décidée à vivre, cache son deuil et essaye de vivre la vie normale d’une jeune fille de son âge. C’est d’elle que vient la lumière du film, d’une actrice surtout, la jeune Tessa Ia qui fait ici d’impressionnants débuts. Le film semble prendre des rails assez classiques : le père et la fille prenant chacun une route différente : lui peinant à garder son nouveau travail alors qu’elle s’intègre bien dans son nouveau lycée. Dans un film classique, nous attendrions que les routes se rejoignent ou se séparent définitivement… Nous ne sommes pas dans un film classique.

Avec le même effet de surprise que lorsque son héros quittait brusquement sa voiture, le récit prend un autre chemin, bien moins confortable. Le réalisateur, Michel Franco, s’est bien gardé de montrer dans cette première partie les signes du désastre à venir, cela rendra les séquences qui suivront autrement plus réalistes. Car la tragédie qui se dessine soudainement ne vient pas du deuil, mais du retour à une vie normale. La monstruosité se niche dans le quotidien, dans la normalité. Pour s’être laissée filmer pendant qu’elle faisait l’amour avec le bellâtre de la bande, Anjelica devient la cible impuissante de ses « amis », la bande de jeunes devient une meute, la gentille jeune fille qui illuminait la première partie du film et semblait être la seule lueur dans la dépression du père va s’éteindre petit à petit. Le deuil est évacué, mais au profit du récit presque insoutenable des tortures mentales et physiques que va subir la jeune fille de la part de ses « amies ». La cruauté de la meute est sans fin.
Aux humiliations succèdent les sévices, tandis que le lien qui subsistait entre Anjelica et son père se rompt sans que ce dernier s’en aperçoive. La mise en scène de Michel Franco ne nous épargne rien : la caméra enferme sa jeune actrice dans un cadre presque fixe, aucune échappatoire, aucun plan pour rendre cette violence esthétique. Aucune complaisance non plus : nous ne sommes ni chez Larry Clark, ni chez Oliver Stone.
Nulle provocation facile dans cette mise en scène de l’insoutenable.
Les adultes ? Ils sont morts ou absents (absents de l’écran ou lorsqu'ils sont présents à l’écran, totalement inertes.) La logique de bande est une logique de meute. Le cinéaste sait qu’on trouverait facilement plus de bêtise que de haine dans les premières brimades. Mais la frontière est vite franchie, sans autre repère que celui du groupe, la bêtise laisse place à la monstruosité , disons le à une certaine forme de fascisme. « Después de Lucia » est aussi une vision du totalitarisme sans que  le film cède à la démonstration.

La caméra reste à bonne distance, tandis que les séquences de tortures physiques et mentales se succèdent jusqu’à l’écoeurement. Plus d’une fois on peut penser que le cinéaste va trop loin, que la mécanique cache mal une noirceur affectée. Nous pouvons aussi nous sentir manipulés par ce récit glaçant.
On espère une explication à cette violence gratuite, quelque chose qui expliquerait qu’une bande d’ados se mue en monstres.
 Mais rien…
Alors que la sécheresse de la mise en scène, sa précision rend le propos parfaitement plausible. La résignation de la jeune fille subissant humiliations et tortures nous renvoie à notre propre impuissance et le spectateur de gauche lecteur de Télérama, de libé ou du Monde sent monter en lui un désir de vengeance relativement malsain.
La civilisation ? Quelle civilisation ?
 Celle du téléphone portable, qui loin d’aider à communiquer scelle l’incommunicabilité des êtres avant de devenir l’instrument par quoi le drame arrive. Ce n’est pas bien sûr la technologie qui est en cause, mais les hommes qui se planquent derrière.
Car voici l’Emile de Rousseau revisité : l’homme, livré à lui-même, abandonné par les siens, retourne à l’état sauvage. Il dévore les plus faibles.
Anjelica s’efface sous nos yeux jusqu’à ne devenir qu’une ellipse, un blanc, alors que le chapitre final du film se clôturera dans un acte à la fois immoral et vengeur qui nous laisse face à notre propre désir de vengeance.

Nous serons horrifiés mais aussi un peu soulagés : une victime expiatoire, c’est ce que nous nous surprenions peut-être à demander. Il est même possible que notre réaction nous effraie nous-même. Cette conclusion ambiguë ouvre un gouffre… Pas de réponses, pas de morale… Rien.
 Rien d’autre qu’un homme et l’acte qu’il vient de commettre…: pas de messages, pas de psychologies faciles.. Et nous face à lui. Cet autre moi-même. Ce que Bruno Dumont nommait « L’humanité. »

Jeremy Sibony