mercredi 14 mars 2012

Le Fossé

Réalisé par Wang Bing – Avec Li Xiangnian, Lu Ye, Lian Renjun, Xu Cenzi, Cheng Zengwu – 1h49 – Chine

Le premier long métrage de fiction de Wang Bing est une expérience quasi physique, à la fois rude et fascinante. Le documentariste, prolonge son travail sur les camps de rééducation chinois, entamé avec son documentaire une femme de déportée : « Fenming, une femme chinoise. »
A la fin des années 50, le président Mao décide d’une campagne « anti droitière » et envoie dans des camps situés au fin fond du désert de Gobi tout ce qui ressemble de près et surtout de loin à un opposant.
« Le Fossé » se déroule en 1961, quelques années avant que Jean-Luc Godard fasse l’admiration de tous en célébrant le grand timonier. En deux ans, les hommes ont pu se transformer en morts-vivants, prisonniers d’une nature hostile qui vaut tous les miradors, au cœur d’un système absurde et meurtrier qui prétendait éduquer par le travail, sans se préoccuper des conditions de vie ou plutôt de la survie des « élèves ».

Wang Bing ose épuiser son spectateur. Il ne lui épargne rien, ni de l’horreur ni de l’ennui.
Il filme frontalement la réalité du camp : des hommes vivant sous terre, traquant les rats pour ne pas mourir de faim, allant jusqu’à déterrer les cadavres de leurs compagnons ou se précipiter pour avaler le vomi d’un malade. L’avilissement de l’homme est montré sans fioriture, avec un sens du cadre qui semble enfermer l’homme dans l’infini.
Hors de la fosse, le désert plat, interminable illustre des hommes sans horizon : fuir mais où ? Attendre sa libération ? Mais quand ?
Perdus dans cette immensité qui dessine un camp sans limites physiques, les hommes s’enterrent. Le cadre écrase les hommes, impossible de se tenir debout, le spectateur est oppressé physiquement. Entre ce mouroir exigu et le désert, on étouffe.
Paradoxalement, la profondeur de champ renforce ce sentiment : soit en l’inscrivant dans un paysage qui semble l’avaler, soit en liant les habitants d’un fossé surpeuplé d’une chaîne invisible.
Sans repère temporel, ils n’ont d’autres choix que de survivre le plus longtemps possible en attendant la mort par la faim ou l’épuisement.
Le spectateur s’accroche alors au moindre détail : le bruit d’un responsable du camp mangeant ses nouilles devenant presque obscène. Les bavardages des prisonniers malades qui essaient de se raccrocher à des souvenirs. Même la parole est mortelle, dans la fosse, la délation plane, même la solidarité des prisonniers est un leurre. Ceux qui essaient de comprendre ce système deviennent fous.
Un système qui réduit les hommes à l’état de légume et qui vient leur reprocher leur comportement anti social. Un système qui engendre la famine et qui condamne ceux qui essaient de survivre.
Quelques séquences semblent essayer de raccrocher les prisonniers au monde des vivants : une lettre d’un mourant destinée à un frère, récit émouvant d’un regret, d’un choix banal qui décida d’un destin.
Une femme arrive, à la recherche du cadavre de son mari. Ses pleurs déchirent le silence, elle emmène un peu de nourriture et l’humanité. Sa présence devient presque douloureuse tant elle rompt avec la lente mécanique du camp.
Dans ce monde où les vivants sont enterrés plus profondément que les morts, elle va brûler le cadavre de son mari. Seule sépulture décente. Le feu et la fumée qui s’élève au ciel deviennent le seul signe, que personne ne voit que des hommes vivent et meurent ici.


Tourné clandestinement, « Le Fossé » ne sera probablement jamais diffusé en Chine. Le manque de moyens a obligé le réalisateur à tourner dans l’urgence et à n’adapter que partiellement le roman à l’origine du film « Goodbye Jiabiangou » de Yang Xianhui.
Wang Bing, en refusant toute concession esthétique réussit un film, âpre et éprouvant mais nécessaire. Sa rigueur, son sens du cadre avaient déjà fait de son œuvre somme (plus de 10 heures !!) « A l’ouest des rails » plus qu’un documentaire : un moment de cinéma et d’histoire. Le réalisateur Chinois réussit à faire du « Fossé » un film d’une valeur aussi esthétique que morale.

Jérémy Sibony

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