mercredi 28 mars 2012

Le Policier

Réalisé par Navid Lapid – Avec Yiftach Klein, Yaara Pelzig, Menashe Noy, Shaul Mizrahi, Michael Aloni, Gal Hoyberger, Meital Barda, Rona-Lee Shim’on – Israël – 1h50

Une route vide dans le désert, des cyclistes apparaissent, sprintant dans les montées, sous la chaleur écrasante. Démonstration de force incongrue et un peu ridicule…
Ces membres de la Police israélienne s’arrêtent, regardent un paysage caillouteux en proclamant qu’il est « le plus beau du monde » et hurlent leurs noms dans le silence de l’immensité désertique.

L’ouverture du film de Navid Lapid annonce la couleur : la force dérisoire, la certitude de sa puissance le tout dans une économie de mots et de moyens, « Le policier » entend ainsi remettre en question la supposée fascination des israéliens pour ses forces de l’ordre.
Le cinéaste va ainsi répéter son message au fil de séquences brillamment mises en scène mais qui deviennent caricaturales et répétitives.
Les interminables tapes viriles que les policier se donnent en guise de salut, un barbecue où les hommes jouent à s’affronter physiquement, tandis que les femmes, souvent enceintes, les couvent du regard : On est d’abord séduit par ce regard sur un monde viril caricatural, où la place de l’homme et de la femme est prédéfinie.
Le problème de Navide Lapid est qu’il ne dépasse jamais le cliché.
Les flics sont nécessairement des salauds racistes, leur amitié n’est qu’apparence.
La deuxième partie du film répond à ces lieux communs par d’autres lieux communs : un petit groupe d’extrême gauche composé essentiellement de jeunes petits bourgeois prépare l’assassinat de riches potentats locaux.
Une fois de plus on est d’abord amusé, puis lassé. Le discours très « indignés de la république » est aussi caricatural, réjouissant au début, puis vite agaçant au fur et à mesure que le regard sur la société israélienne se fait convenu et paresseux.

Le propos est asséné sans subtilité : les flics comme les jeunes ne pensent qu’en terme de clichés ; l’ennemi est forcément arabe pour les uns, forcément bourgeois pour les autres : la confrontation entre ces deux mondes autistes finira dans le sang et l’absurdité.

Cela aurait pu nous toucher si derrière les stéréotypes Navid Lapid avait cherché des êtres humains. Mais il regarde Israël avec les mêmes œillères que ses personnages. Sans jamais chercher lui non plus à aller au-delà de la surface des choses.

La réalisation est précise, les séquences efficaces, mais ses personnages n’existent jamais vraiment. En fait de portrait corrosif d’une société qui ne vivrait que dans le cliché, on a le droit à une démonstration, esthétiquement réussie mais intellectuellement limitée.
Loué évidemment par la critique française « Le policier » dégage surtout le parfum d’une provocation de festival.

Jeremy Sibony

mercredi 21 mars 2012

Hunger games

Réalisé par Gary Ross – Avec Jennifer Lawrence, Josh Hutcherson, Liam Hemsworth, Woody Harrelson, Lenny Kravitz, Stanley Tucci – 2h22- Etats Unis

La série des Harry Potter totalement adaptée et le dernier épisode de Twilight sortant cette année, Hollywood est à la recherche d’une nouvelle franchise susceptible d’attirer le public adolescent. C’est donc sur la trilogie de Suzanne Collins et sur son premier tome éponyme « Hunger Games » que Hollywood a jeté son dévolu, les studios ayant apparemment renoncé à écrire une histoire originale qui ne soit ni l’adaptation d’un best seller pour ado, ni une suite, ni un remake de l’adaptation d’un best seller pour ado, ni la suite d’un remake de l’adaptation d’un best seller pour ado…
Je ne sais pas comment ces gens se débrouillent au quotidien pour vivre avec si peu d’imagination. Je suppose que quand ils font leur liste de course, ils adaptent une vieille liste de commission trouvée chez un de leur voisin, ils en retirent tout ce qui est « hot » et c’est parti…
Je m’égare…

Donc pour mes lecteurs ayant plus de 16 ans, « Hunger Games »se situe dans une Amérique du futur et donc forcément sous gouvernement fasciste. Chaque année, la classe des riches se passionne pour une télé réalité où l’état désigne une vingtaine de jeunes parmi les populations pauvres, pour les jeter dans une forêt où ils se livreront une lutte à mort jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un.
Saluons l’incroyable originalité de l’histoire : un monde futuriste, une télé réalité en forme de combat de gladiateurs, une dictature : du pain, des jeux etc etc…
Citons « le prix du danger » ou son remake mal déguisé « Running Man » pour rappeler que l’histoire n’a rien de nouveau, si ce n’est que ce sont des jeunes (voire des enfants) que l’on envoie au casse pipe.
L’exposition de Hunger Games est donc interminable pour ceux qui ont vu ça mille fois. Stanley Tucci en présentateur excentrique singe Michel Piccoli dans le prix du danger, ça en devient gênant. Surtout qu’imiter un monstre comme Piccoli, c’est de toute façon voué à l’échec.
Donc, après avoir plagié « Le prix du danger », le roman (et donc le film) entreprend de plagier le roman de Koshun Takami : « Battle Royal » (et donc le film…)

Déjà qu’ils ne foutent rien, les scénaristes adaptent l’œuvre de quelqu’un qui ne fout pas grand chose non plus.
Ça devient un concept le travail à Hollywood…

C’est le gros problème du film : il est destiné à un public large, donc, le zigouillage sanglant d’adolescents et de jeunes enfants est filmé de la façon la moins suggestive possible.
Or l’impact du sujet repose sur l’horreur et la façon dont le public est censé se repaître de mort lente, douloureuse et sanguinolente de gamins, souvent donnée par d’autres gamins.
En rendant une copie tout public, Gary Ross botte en touche, le projet perd tout son intérêt.

Rappelons que Gary Ross est le réalisateur d’un des films les plus fades de ces dernières années : « la légende de Sea Biscuit » et que depuis ce navet, il gagne sa vie comme script doctor : c’est à dire qu’il sauve des scénarii en perdition. Traduisez : s’il reste quelque chose d’intéressant dans un scénario de grands studios, Gary Ross est payé pour le virer.

Certes sa réalisation est efficace et le film sera un gros succès qui devrait appeler l’adaptation des deux autres tomes aussi plats et fades que ce premier opus.
Seul véritable intérêt du film, la jeune Jennifer Lawrence, confirme le bien que l’on pense d’elle depuis Winter’s bones.
On espère que des scénaristes sauront lui écrire des rôles plus intéressants que ce genre d’adaptation de livres pour ados et également que les producteurs auront le courage de faire leur boulot.
Pour résumer : il va falloir se mettre un peu à bosser les enfants…

Jérémy Sibony

Aurora

Réalisé et interprété par Cristi Puìu – Avec Clara Voda, Valeria Seciu, Luminata Gheorghiu, Catrinel Dumitrescu – 3h00 - Roumanie

Un homme ordinaire dans les rues de Bucarest...
Nous ne savons rien de lui, il ne nous est pas présenté, sinon au fur et à mesure qu’il déambule d’un quartier à l’autre de la ville. L’homme ordinaire devient mystérieux, puis inquiétant.
Le réalisateur, également, interprète du personnage, ne le quitte pas une seconde.
3h00 plus tard, le film s’achèvera après que l’homme ordinaire soit devenu un criminel, laissant le spectateur hagard, stupéfait et le personnage tout aussi énigmatique.

Il serait dommage que la durée du film repousse les spectateurs tant elle est justifiée. D’abord intrigant, le film s’empare de nous pour nous plonger au cœur de Bucarest et ne nous lâche plus.
Aurora ne raconte pas tant la genèse d’un crime que les derniers instants d’un anonyme en passe de devenir un criminel. On le voit donc préparer ses crimes avec minutie, mais également être confronté à des problèmes ordinaires, à la grisaille du quotidien : une fuite d’eau, un déménagement, la visite de sa mère… La grandeur du film vient de la confrontation entre des actes banals et la montée d'une tension dont nous ne percevons pas immédiatement l'origine. Cristi Puìu montre ce qui se passe entre la préparation du meurtre et le meurtre : des faits d’une affligeante banalité. Il serait absurde d’y rechercher des explications psychologiques : les assassins prennent aussi leur douche et mangent du gâteau.
Si on ne saisit pas immédiatement les intentions de Viorel, il devient de plus en plus inquiétant, en restant toujours sur la ligne entre le parano insupportable et le parano dangereux.
Le personnage ne change pas, c’est notre regard qui évolue petit à petit : d’abord on sympathiserait avec ce brave gars, fraîchement divorcé, ayant démissionné de son travail, apparemment sous la pression de supérieurs.
Mais petit à petit quelque chose cloche : une façon de reprendre une commerçante ou un collègue. Des regards de parano, son tourment intérieur gangrène l’image. Le mal être du personnage, jamais grossièrement expliqué, jamais raconté, nous envahit. Le monde devient menaçant : les bruits de la rue, un voisin casse pied engueulant son fils, les magasins où l’on étouffe sous les panneaux et les enseignes aux couleurs criardes.
Viorel est le cousin roumain du Travis Bickle de Taxi Driver. Il devient inévitable que tout bascule, que le point de rupture est proche et quand effectivement tout bascule, le réalisateur filme ce bouleversement comme le reste : les meurtres ne sont pas plus spectaculaires que l’errance dans les rues de Bucarest. Il s’agit de filmer des actes, sans psychologie et sans rupture formelle en gardant la même distance vis à vis du personnage comme de l’événement.
C’est un pari osé mais un pari totalement réussi. Le film ne baisse pas d’intensité après le meurtre. L’ombre de ces crimes plane sur chaque scène, le film à basculé, plus rien n’est banal, le monde ordinaire est à deux doigts d’exploser, ce qui était déjà le cas au début du film mais que nous ressentons maintenant physiquement.
Une altercation verbale avec des vendeuses, une visite dans une école d’où il repart avec sa fille…
Sans jamais avoir cherché à faire un film à message, le propos nous apparaît clairement, comme à travers la mort d’un vieil homme nous découvrions la société roumaine, Aurora décrit une société violente à l'apparence policée, un quotidien ordinaire, mais qui, à travers l’esprit de Viorel devient un monde au bord de l’explosion, menaçant…
Le film se terminant sur une note d’absurdité, où pour la première fois le personnage tente, vainement, d’expliquer ses actes.
Ni explication, ni psychologie : le quotidien peut être mortel, la frontière qui sépare l’esprit malade de Viorel et le spectateur n’a jamais été aussi mince.


Jérémy Sibony

mercredi 14 mars 2012

Terraferma

Réalisé par Emmanuele Crialese – Avec Filippo Pucillo, Donatella Finochiaro, Beppe Fiorello, Mimmo Cuticchio, Martina Codecasa – Italie – 1h28

Après l’ambitieux « Golden Door », Emmanuel Crialese revient sur les terres de « Respiro » : ces petites îles du sud de l’Italie que les vacanciers visitent sans trop se demander ce que c’est que d’y vivre toute l’année.
La partie la plus réussie du film se concentre sur le quotidien d’une famille de pêcheurs, famille amputée du père mais où le grand-père et le fils cadet s’entêtent à vivre de la pêche, comme depuis la nuit des temps.
Crialese reprend brillamment un des thèmes majeurs de son cinéma, ces personnages forcés pour ne pas disparaître, d’accepter le bouleversement d’une existence séculaire.
Le changement, dans ces petites îles où l’état italien vous paye pour ne plus pêcher, c’est se consacrer aux touristes. Leur louer les maisons, faire de la mer un terrain de jeu.
Habitants parlant leur patois plus que l’Italien, jeunes sans avenir vivant dans un monde où l’harmonie entre l’homme est la nature est brisée par la mondialisation.
Le réalisateur excelle à faire ressentir la langueur pesante du quotidien de cette île du sud de la sicile. La chaleur, la terre ingrate et la mer sublime et effrayante : on est loin de la carte postale.
Dans ses meilleurs moments, le film confirme Emmanuel Crialese comme l’héritier lointain d’Ermano Olmi ou des frères Taviani. L’évocation d’un monde hors du temps sur le point de disparaître et ici perturbée par la réalité économique.
L’invasion des touristes, à la fois nécessaires à la survie mais perturbant un mode de vie qui ne les intéressent pas.
A l’invasion des touristes répond alors l’immigration interdite de boat people venus d’Afrique vers ce qu’ils imaginent être l’eldorado occidental.
C’est ce deuxième film dans le film que Crialese réalise avec maladresse.
Quand il trouve la bonne distance par des séquences courtes mais poignantes, « Terraferma » laisse entrevoir le grand film qu’il n’est finalement pas.
Des hommes désespérés sur un radeau trop petit. Les cadavres échoués de malheureux sur les plages à touristes où cette vision dantesque de nageurs au bord de la noyade, égarés dans la nuit, cherchant vainement à s’accrocher à une barque.
Le film se fait vite trop démonstratif. Filippo et sa famille recueillent une jeune femme enceinte et son fils, s’ensuivent des séquences trop significatives où le cinéaste insiste lourdement pour nous faire comprendre ce que nous avions très bien compris.
La confrontation entre une Italie pauvre qui essaye de survivre et des clandestins fuyant un enfer plus terrible encore est filmée de façon si démonstrative que le film en devienne bancal.
Le terrible « crime » du jeune Filippo en devient anecdotique. Noyé dans une plaidoirie inutile tant la force des images suffisait.

Terraferma confirme le talent de Emmanuel Crialese qui se construit une filmographie cohérente et décidément passionnante. Mais pour devenir l’égal des Taviani ou d’Olmi il faudra que le réalisateur fasse plus confiance en la force indéniable de ses images et devienne moins bavard, moins démonstratif.
Il s’imposera alors comme un cinéaste de premier plan même s’il est déjà l’un des jeunes cinéastes italiens les plus prometteurs.
Ce qui signifie entre autre qu’il reste sous estimé en France et qu’il le restera toute sa carrière…
Il est vrai que dans la patrie de la nouvelle vague, on est forcément moins exigeant avec les héritiers de Truffaut qu’avec ceux des grands maîtres italiens auprès de qui la France du cinéma nourrit tellement de complexes.

Jeremy Sibony

38 témoins

Réalisé par Lucas Belvaux – Avec Yvan Attal, Sophie Quinton, Nicole Garcia, Natacha Régnier, Patrick Descamps, Didier Sandre – 1H44- France

Le dernier film de Lucas Belvaux est une déception. Adapté du roman de Didier Decoin « Est-ce ainsi que les femmes meurent ? » « 38 témoins » est un film à thèse où le réalisateur se transforme en juge.
Le meurtre d’une femme, elle hurle, dans l’immeuble, les habitants font mine de ne pas entendre et la laissent se faire assassiner.
Sans avoir l’humour noir d’un Chabrol, Lucas Belvaux juge ses personnages et n’essaye pas vraiment d’explorer la lâcheté ordinaire, refusant de leur donner un personnage à défendre.
De ces témoins, seul Pierre (Yvan Attal) celui qui avoue sa lâcheté l’intéresse. Les autres traversent le film sans qu’on s’arrête trop sur leur cas.
Le film est lourdement significatif, le seul témoin qui éprouve des remords les récite à voix haute, les autres s’enferment dans leur mensonge sans que le film en fasse autre chose que des silhouettes.
Au cas où nous ne comprendrions pas l’acte d’accusation de Belvaux, des personnages viennent nous l’expliquer : un juge, une journaliste comme dans un mauvais Yves Boisset la parole est réservée aux bons et confisquée aux méchants.
Maladresse du scénario : les tourments du seul témoin incapable de vivre avec le poids de sa culpabilité, sont abordés à travers son rapport avec sa femme, absente le jour du meurtre et essayant de trouver le pardon.
Lui pardonnera-t-elle quand elle sera face à la réalité ?
Autant le dire tout de suite, on s’en fout : quand un meurtre sordide arrive et que l’omerta règne, les angoisses sur la pérennité d’un couple sont assez secondaires.
Les acteurs sauvent un peu l’ensemble : Nicole Garcia, Sophie Quinton arrivent à donner de l’épaisseur à des personnages stéréotypés.
Dommage également que le réalisateur ne se contente pas de filmer Yvan Attal, acteur brillant dont les silences et les regards suffisaient à faire ressentir avec finesse ce que les dialogues illustrent platement.
Belvaux retrouve parfois un peu de son talent : Il filme Le Havre comme une ville grise, étouffée par une chape de béton, comme victime du silence des témoins du meurtre. La scène de la reconstitution laisse entrevoir ce que le film aurait dû être : un regard humain sur la lâcheté ordinaire, sur l’insupportable capacité de l’homme à regarder ailleurs et se boucher les oreilles et sur la culpabilité qui ronge sans racheter la faute.
Le formidable Patrick Descamps arrive à faire de son personnage, en une séquence, le plus intéressant du film : c’est trop tard et trop peu.
Il aurait fallu un film moins bavard, une mise en scène plus subtile, bref un film dans la lignée de l’œuvre de Lucas Belvaux jusqu’ici.

Jeremy Sibony

Le Fossé

Réalisé par Wang Bing – Avec Li Xiangnian, Lu Ye, Lian Renjun, Xu Cenzi, Cheng Zengwu – 1h49 – Chine

Le premier long métrage de fiction de Wang Bing est une expérience quasi physique, à la fois rude et fascinante. Le documentariste, prolonge son travail sur les camps de rééducation chinois, entamé avec son documentaire une femme de déportée : « Fenming, une femme chinoise. »
A la fin des années 50, le président Mao décide d’une campagne « anti droitière » et envoie dans des camps situés au fin fond du désert de Gobi tout ce qui ressemble de près et surtout de loin à un opposant.
« Le Fossé » se déroule en 1961, quelques années avant que Jean-Luc Godard fasse l’admiration de tous en célébrant le grand timonier. En deux ans, les hommes ont pu se transformer en morts-vivants, prisonniers d’une nature hostile qui vaut tous les miradors, au cœur d’un système absurde et meurtrier qui prétendait éduquer par le travail, sans se préoccuper des conditions de vie ou plutôt de la survie des « élèves ».

Wang Bing ose épuiser son spectateur. Il ne lui épargne rien, ni de l’horreur ni de l’ennui.
Il filme frontalement la réalité du camp : des hommes vivant sous terre, traquant les rats pour ne pas mourir de faim, allant jusqu’à déterrer les cadavres de leurs compagnons ou se précipiter pour avaler le vomi d’un malade. L’avilissement de l’homme est montré sans fioriture, avec un sens du cadre qui semble enfermer l’homme dans l’infini.
Hors de la fosse, le désert plat, interminable illustre des hommes sans horizon : fuir mais où ? Attendre sa libération ? Mais quand ?
Perdus dans cette immensité qui dessine un camp sans limites physiques, les hommes s’enterrent. Le cadre écrase les hommes, impossible de se tenir debout, le spectateur est oppressé physiquement. Entre ce mouroir exigu et le désert, on étouffe.
Paradoxalement, la profondeur de champ renforce ce sentiment : soit en l’inscrivant dans un paysage qui semble l’avaler, soit en liant les habitants d’un fossé surpeuplé d’une chaîne invisible.
Sans repère temporel, ils n’ont d’autres choix que de survivre le plus longtemps possible en attendant la mort par la faim ou l’épuisement.
Le spectateur s’accroche alors au moindre détail : le bruit d’un responsable du camp mangeant ses nouilles devenant presque obscène. Les bavardages des prisonniers malades qui essaient de se raccrocher à des souvenirs. Même la parole est mortelle, dans la fosse, la délation plane, même la solidarité des prisonniers est un leurre. Ceux qui essaient de comprendre ce système deviennent fous.
Un système qui réduit les hommes à l’état de légume et qui vient leur reprocher leur comportement anti social. Un système qui engendre la famine et qui condamne ceux qui essaient de survivre.
Quelques séquences semblent essayer de raccrocher les prisonniers au monde des vivants : une lettre d’un mourant destinée à un frère, récit émouvant d’un regret, d’un choix banal qui décida d’un destin.
Une femme arrive, à la recherche du cadavre de son mari. Ses pleurs déchirent le silence, elle emmène un peu de nourriture et l’humanité. Sa présence devient presque douloureuse tant elle rompt avec la lente mécanique du camp.
Dans ce monde où les vivants sont enterrés plus profondément que les morts, elle va brûler le cadavre de son mari. Seule sépulture décente. Le feu et la fumée qui s’élève au ciel deviennent le seul signe, que personne ne voit que des hommes vivent et meurent ici.


Tourné clandestinement, « Le Fossé » ne sera probablement jamais diffusé en Chine. Le manque de moyens a obligé le réalisateur à tourner dans l’urgence et à n’adapter que partiellement le roman à l’origine du film « Goodbye Jiabiangou » de Yang Xianhui.
Wang Bing, en refusant toute concession esthétique réussit un film, âpre et éprouvant mais nécessaire. Sa rigueur, son sens du cadre avaient déjà fait de son œuvre somme (plus de 10 heures !!) « A l’ouest des rails » plus qu’un documentaire : un moment de cinéma et d’histoire. Le réalisateur Chinois réussit à faire du « Fossé » un film d’une valeur aussi esthétique que morale.

Jérémy Sibony

mercredi 7 mars 2012

Nos plus belles vacances

Réalisé par Philippe Lellouche – Avec Philippe Lellouche, Julie Gayet, Gérard Darmon, Christian Vadim, Bruno Lochet, Julie Bernard, Nicole Calfan, Jackie Berroyer, Vanessa Demouy – 1h34- France

Quelques mois après le Skylab, le récit nostalgique de vacances des années Giscardienne semble devoir devenir un genre.
Les Parisiens partant à la campagne en famille, les joies du contraste, le plaisir des engueulades en famille suivi d’émouvantes réconciliations autour d’un verre de bon vin du coin et d’un plateau de fromage, car, merde, la France, c’est quand même le pays des Mille fromages.
Pendant ce temps là, les enfants apprennent à se toucher, les merveilles d’une sexualité naissantes, les premières amoureuses, ah la la la mon petit monsieur, du temps de Guy Lux on savait s’amuser.

Ce genre de film est censé remué quelque chose d’enfouie dans le cœur d’ancien enfant vacancier.
Chez moi, ça évoque surtout des semaines dans un village assommé par le soleil, un ennui mortel qui me faisait dessiner autant de petits bâtons que de jours heureux à passer, quelques problèmes digestifs liés à l’un des mille fromages et coté « petites amoureuses », si on ne tient pas compte du fou du village exhibitionniste, c’était relativement moyen.
Certes, c’était la France Mitterrandienne, mais les gens n’étaient pas nettement mieux habillés et Guy Lux était encore là…
« Nos plus belles vacances » proposent une originalité qui, à priori pouvait sauver l’entreprise.
La confrontation entre la famille du narrateur : des juifs séfarades venus d’Algérie et les habitants du village breton composés de paysans.
Sauf que très vite, complètement aveuglé par l’hommage que le réalisateur entend rendre à son père, ça devient Tintin au Congo.
Ainsi, pendant 1h30, on voit des caricatures de paysans, tout droit sorti du sketch des inconnus sur les bons et les mauvais chasseurs, le second degré en moins, apprendre à gérer leur vie et leur entreprise grâce à des parisiens séfarades.
Sur la fin du monde paysan, on ne s'attendait pas vraiment à du Depardon mais de là à voir Paris coloniser la Bretagne...
La sincérité du réalisateur et le talent des comédiens sauvent heureusement en partie le film du désastre.
On se réjouit déjà toujours de voir Julie Gayet au cinéma, une fois de plus elle fait exister un personnage d’un rôle assez banal, celui d’une femme trompée.
Surtout, le film est aussi le récit d’une amitié, là aussi peu d’originalité, mais les acteurs ont suffisamment d’épaisseur pour que l’on sente la véritable complicité entre ces trois AMIS ayant atterris en terre Bretonne.
Christian Vadim étonne en interprétant Jacky : le « con » de la bande, que tout le monde aime mais dont tout le monde se moque. En gardant cette dégaine improbable il laisse percevoir une fêlure, son passé comme soldat en Algérie. Lellouche a l’intelligence de ne rien dire de ce passé : un enfant lui pose une question, le sourire disparaît pour la première fois du film et Jacky plonge dans la mer, la séquence s’arrête là.
Alors nous sentons enfin que derrière ces archétypes il y a des personnages, Lellouche qui nous saoulait de scènes illustratives, d’une voix off lénifiante, se permet enfin de ne rien dire, de ne pas commenter le passé et ses zones d’ombres.
La complicité de trois amis, leur histoire commune le réalisateur tenait là le vrai sujet de son premier film. Philippe Lelouch, acteur, jouant son père, est bien plus intéressant que Philippe Lelouch, réalisateur, maladroit et naïf.
La sincérité ne suffit pas au cinéma.

Jérémy Sibony

Elena

Réalisé par Andreï Zviaguintsev – Avec Nadezhda Markina, Andreï Smirnov, Elena Lyadova, Alexeï Rozin, Igor Ogurtsov – 1h49- Russie


On sait depuis ses deux superbes premiers films (Le Retour, le Bannissement), que le cinéma d’Andreï Zviaguintsev n’est pas spécialement porté sur la déconne. Mais s’il nous avait littéralement laissés au bord du ravin avec « Le Bannissement », il nous y plonge avec « Elena », portrait désespéré de la Russie actuelle mais que l’on pourrait tout aussi bien sous titrer « L’humanité ».

Elena, seconde femme d’un vieil homme riche, partage sa vie entre le superbe appartement de son nouveau mari et les barres d’immeubles en ruines où logent son fils et sa famille.
Position singulière qui fait d’elle une des rares personnes à passer la frontière d’un monde à l’autre.
On suit Elena, un pied dans chaque monde. Face à ces deux blocs immobiles et où rien ne semble jamais pouvoir bouger, elle est la seule qui agit, la seule en mouvement. Elena marche, Elena paye, Elena essaie de convaincre, Elena se fait rembarrer.
En quelques plans, nous quittons les quartiers modernes des nouveaux apparatchiks pour suivre des sentiers de terre, le long de rails rouillés, et découvrir le quart monde : l’autre Russie, celle qui reste sur le carreau… Un autre monde, un autre pays, où des jeunes perdent leur temps à picoler dans les cages d’immeubles, désœuvrés et menaçants. Contre l’avis de son mari, Elena entretient la famille de son fils, chômeur, comme son petit-fils aîné et visiblement sans aucune perspective.
Comme nous sommes dans un film russe et pas chez Guédiguian, nous n’avons pas le droit de respirer en admirant la superbe solidarité des pauvres, la beauté de l’amitié prolétarienne ou la moindre chaleur humaine.
Le fils d’Elena est vaincu et ne cherche plus de travail, son petit-fils n’a d’autres perspectives que de devenir un voyou ou d’aller se faire trouer la peau en Ossétie s’il survit aux traitements de chocs de l’armée russe, quant au bébé, il est un « accident ».
Elena paye, parle peu, elle ne semble être considérée que pour l’aide financière qu’elle représente ; on la harcèle donc.
D’ailleurs, tout dans le film est question d’argent, jusque dans les institutions les plus sacrées de la Russie éternelle : l’armée ? Il faut payer pour éviter de se faire tabasser puis tuer. Les hôpitaux : mieux vaut payer pour avoir droit aux soins. L’église ? Le rétablissement d'un vieil homme a son prix.
L’argent est la question centrale d’Elena. L’élément qui revient sans cesse au fil des séquences.
« Toi qui entre ici, abandonne tout espoir » (oui, j’amortis le prix de mes cartes étudiant) devrait figurer sur l’affiche du film. Ainsi Elena s’humiliera en vain pour demander de l’aide à son mari qui la lui refuse « au nom de ses principes ».
Le monde est injuste : la fille de Vladimir, peste intelligente, ne travaille pas plus que le fils d’Elena, mais elle peut se le permettre, son père est riche. Elle aura tout, lls n’auront rien…
S’ils veulent quelque chose, ils devront le voler…
20 ans après la fin de l’URSS, la lutte des classes continue.
Le cinéaste abandonne son style habituel, ses images grandioses, pour un film plus sec, plus nerveux. Le cinéaste épure son style, il va à l’essentiel, suit ses personnages.
Katerina, la fille de Vladimir parle et philosophe, Sasha le petit-fils d’Elena traverse une route, marche dans la forêt pour se battre sauvagement et se faire casser la figure. La parole ou la violence ? la naissance décide…
Zviaguintsev filme les effets du délitement d’un pays, sa mise en scène ne s’embarrasse pas de psychologie ou d’un message quelconque : le film n’est pas un brûlot, c’est un constat brutal et âpre.

Elena commettra alors un crime, sans que le cinéaste ne la juge. Il n’en fait ni une ignoble femme sans foi ni loi, ni une héroïne de la lutte des classes.
C’est d’ailleurs la grande force du film : ni bons, ni méchants. Les pauvres ne sortent pas d’un film de Guédiguian, ils agissent de façon instinctive, comme des loups (la cité jouxte d’ailleurs une forêt…). Les riches ne sont pas des victimes : ce sont des loups qui ne veulent pas partager leur proie.
Tous salauds alors ? Même pas. La société s’est transformée en écosystème, la loi du plus fort est le seul dogme.
L’homme pour qui elle a brûlé un cierge devient une menace pour sa progéniture, elle agit en mère animale dans un monde où les êtres sont considérés comme des animaux : elle l’élimine et brûlera le testament qui officialisait l’ordre des choses : une fille de riche aura tout, les pauvres n’auront rien. …
Les minutes qui suivent le meurtre sont magnifiques de retenue et de puissance. Elena, dont chaque acte avait jusqu’ici une utilité concrète, erre, perdue. C’est la plus humaine qui aura commis l’acte le plus affreux.
L’absence de jugement moral est la seule voie possible dans un monde immoral : les riches ne lâcheront rien, les pauvres n’ont plus d’état d’âme.
Si la lutte des classes ne se matérialise pas par une guerre ouverte, c’est que les deux mondes ne se croisent pas physiquement.
Quand par exception, ils se croisent, il y a des morts.
La famille d’Elena « envahit » le quartier des riches, sans plus de perspective, sans attendre un quelconque châtiment.
Le bébé pleure, seul sur son grand lit, personne ne viendra… Il n’y a rien à espérer.
Elena s’était ouverte sur les branches d’un arbre en hiver…Il se clôt sur les mêmes branches, on cherche une feuille, un bourgeon… Rien.
L’âme slave ?
Quelle âme ?

Jérémy Sibony