mercredi 16 mai 2012

De rouille et d'os

Réalisé par Jacques Audiard – Avec Marion Cotillard, Matthias Shoenaerts, Bouli Lanners, Corinne Masiero, Céline Salette – France – 1h55

Après deux incursions magistrales dans le polar ("De Battre mon coeur s'est arrêté", "Un Prophète"), Jacques audiard revient à une histoire en apparence plus classique, assez proche en tout cas de "Sur mes lèvres", le dernier (et unique) film décevant du réalisateur. "De rouille et d'os" démontre superbement à quel niveau se situe désormais l'oeuvre d'Audiard. "Sur mes lèvres" n'arrivait jamais à totalement s'affranchir d'un scénario moyen, cette nouvelle incursion dans le mélodrame le plus piégeux achève elle brillamment la mue du scénariste au metteur en scène.

On ressort une fois de plus estomaqué par la puissance de la mise en scène, presque épuisé par la tension et la densité qui parcourt chaque séquence. Si dans l’esprit étroit d’un critique de libé la créativité est un défaut, dans celui du spectateur lambda comme des cinéphiles ressentir physiquement un film est une expérience rare.

L’idée de départ faisait pourtant craindre le pire : l’adaptation d’un roman de Craig Davidson, l’histoire d’une jeune femme amputée des deux jambes et d’un boxeur bas du front : Intouchables version mélo…
Sauf que contrairement au blockbuster Français, un vrai cinéaste s’est emparé du sujet. La réalisation et le jeu des deux héros : Matthias Schoenaerts déjà remarquable dans "Bullhead" et Marion Cotillard d’une très belle sobriété, tout participe à faire du film un « anti mélo».
On se demande même si la platitude du sujet n’était pas la motivation première de Jacques Audiard.
Parfois, on a même l’impression que le réalisateur traîne son sujet comme un boulet, comme si ce qui l’intéressait était justement la façon de s’en libérer et le film frôle alors l’exercice de style. Mais funambule, il reste sur son fil, par le jeu des comédiens et le regard que porte sur eux Jacques Audiard prend soin de ne pas les étouffer et crée entre personnages et spectateurs un rapport presque sensuel.
Il faut le souligner, loin d’un technicien, le cinéaste est un sensuel.
Ce qui magnifie une histoire facile et un scénario parfois faiblard.
On peut aussi regretter que l’arrière plan « social » soit mis soudainement en avant de façon si fabriqué, cette partie du film, qui voit le personnage interprété par Bouli Lanners un peu sacrifié, est soit bâclée soit en trop.
L’accident scénaristique est ici évité par la présence de Corinne Masiero (la bouleversante héroïne de « Louise Wimmer »), mais se conclue par un procédé scénaristique un peu tiré par les cheveux.
N’ayant pas lu le roman, difficile de savoir si cette faiblesse du scénario vient de l’adaptation ou du livre, toujours est-il que le film s’essouffle sur la fin, avant qu’une fois de plus, la mise en scène finisse par avoir le dernier mot…

Nous pouvons toujours essayer de jouer au plus malin, mais à ce degré de maîtrise, le spectateur n’a presque plus le temps de s’attarder sur les faiblesses de l’écriture. Le cadre, le montage, la musique et surtout le son : nous sommes littéralement immergés dans le film de Jacques Audiard : les boxeurs sont magnifiques, les orques sont magnifiques, la lumière qui baigne cette horrible cote d’azur est magnifique, tout fait sens ou plutôt tout fait appel à tout nos sens : le film se trouve là, dans l’état d’extrème attention dans lequel nous sommes maintenus : l’histoire d’amour mélodramatique ou le dur combat d’une handicapée pour vivre comme tout le monde, tous ces thèmes sont évités, balayés…
C’est la forme qui crée le fond, pas un scénario un brin paresseux. Le cinéaste possède le don de trouver le cœur de la scène, sans aller chercher la petite larme du spectateur par des séquences faciles et attendues, l’émotion arrive comme à l’improviste, un son, un gros plan suffit à faire basculer le film.

« De rouille et d’os » avance au rythme d’Ali et Stéphanie, ses deux héros, la brutalité et la sobriété. Brutalité quand Jacques Audiard film frontalement le handicap, une amputée faisant l’amour ou les combats hyper violents de marginaux qui n’ont que ces combats de gladiateurs modernes pour gagner leur argent. Mais ce sont surtout les plans les plus inattendues qui sont la marque du grand cinéaste : un enfant caché dans une niche, le visage d’un boxeur vaincu, Stéphanie répétant les gestes de son métier d’avant…
Ce sont les séquences les plus sobres qui, conjugués à la violence d’autres images, fondent un lyrisme propre au cinéma d’Audiard. Un cinéma qui semble découvrir ses personnages en même temps que le spectateur.
L’histoire d’amour est au second plan et n’intéresse le réalisateur que parce qu’elle révèle des personnages.
Tout comme « Un prophète » n’était pas un film sur le milieu carcéral ou « Un héros très discret » sur la guerre, « De rouille et d’Os » n’est pas une histoire d’amour : juste l’histoire de deux rédemptions dont rien ne nous dit d’ailleurs qu’elles soient achevées.

Incontestablement, le cinéaste fait étalage de son talent, ça peut déplaire à certains. Effectivement on ne doute pas un seul instant que faire étalage de son manque de talent soit la preuve d’une prise de risque dont certains critiques déplorent l’absence dans « De Rouille et d’os ». Il y a d’ailleurs une liste presque sans fin de réalisateurs dont la prise de risque se termine dans le platane.
A-t-on l’impression de s’être fait berné à la sortie du film de Jacques Audiard ? Oui, dans une certaine mesure et avec bonheur.
"De rouille et d'os" rappelle cette évidence qu'un certain cinéma français semble avoir oublié: peu importe au fond l'histoire d'un film, l'interêt c'est surtout qui la raconte.

Jeremy Sibony

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