vendredi 25 mai 2012

Cosmopolis

Réalisé par David Cronenberg – Avec Robert Pattinson, Paul Giamatti, Sarah Gadon, Kevin Durand, Samantha Morton, Juliette Binoche, Matthieu Amalric – Canada- 1h50

«Un spectre hante le monde. Le spectre du capitalisme ».
Marx détourné, Dieu mort, le monde est dirigé par des spectres comme Eric Packer : jeune multimilliardaire, héraut de la spéculation, héros du roman de Don de Lillo « Cosmopolis » adapté par David Cronenberg.
Disons plutôt que le cinéaste canadien s’est réapproprié le livre pour accoucher d’un monstre, à la fois somme des thèmes habituels du cinéma de Cronenberg mais aussi vision apocalyptique d’un monde qui s’effondre, sans qu’on puisse dire si c’est une si mauvaise nouvelle…

Eric Packer veut une coupe de cheveux, il n’en a visiblement pas besoin et traverser New York en ébullition est une mauvaise idée, mais il veut sa coupe de cheveux …
Commence alors un quasi huis-clos dans sa gigantesque limousine.
Huis-clos ? C’est pourtant tout un univers que filme David Cronenberg. Le monde d’Eric Packer se réduit à l’intérieur de cette immense voiture aux vitres fumées et totalement insonorisée, mais à l’intérieure le sort de millions de gens se discute de façon honteusement abstraite. Toute la vie de Packer se retrouve en une unité de temps et une unité de lieu : amour, sexe, visite médicale.
Sourd et aveugle au monde qu’il contribue à détruire, le spectre vit littéralement dans sa bulle, convoquant ceux dont il a besoin qui l’attendent aux coins des rues, pendant que son empire sombre et que le chaos règne à l’extérieur.
Ce pari insensé de raconter la chute d’un homme dans sa voiture, Cronenberg le relève avec une inventivité d’autant plus admirable qu’il ne tourne pas à l’exercice de style.
Changement de focales, de cadre, multipliant les points de vues sans se répéter et surtout sans que le tour de force technique ne nous déconnecte du drame qui se joue. Puisque la limousine est un monde, alors la mise en scène ne doit pas enfermer ce monde en quelques plans.
L’autre pari insensé et relevé de l’adaptation du roman, c’est d’avoir libéré la parole au point d’en faire un personnage du film. La parole, ou plutôt son déferlement, son débit (dans le sens du débit d’un fleuve), devient une excroissance organique.
Le contraste avec l’absence presque totale de son extérieur crée un univers inquiétant : comme si les vitres n’étaient qu’un téléviseur diffusant les images d’un monde virtuel, alors même que nous sommes dans le véritable univers virtuel.
Comme les héros d’ « Existenz », les héros évoluent dans un monde parallèle sans en avoir conscience. La parole est leur seul lien à l’autre, seule échange : on parle de fric, de devises, de marchand d’art, de théories sur l’argent et le gain, alors que chaque propos semble contredire ou au moins éclairer sous un angle nouveau par ce que nous percevons du monde extérieur.
Le scénario a tenu à conserver les dialogues prémonitoires de Don de Lillo : jusqu’à ce que se dégage un monde chaotique, sonore comme visuel : du hors champs et de ce que nous parvenons à distinguer des vitres, nous devinons et apercevons des hommes en rage, une foule au bord de l’insurrection. Protégé du monde, à peine secoué par les manifestants, Packer parle, écoute : les dialogues rongent le film…
Mais la parole ne résout rien, elle fait partie de ce monde virtuel dans lequel évolue Packer.
La masse, elle, évolue dans un monde de plus en plus matérialiste.
La marque des puissants est de vivre dans le virtuel : leur système financier, leur univers tout entier, même un simple mariage : tout est virtuel...
Mais on sait que chez Cronenberg, on paye dans la réalité la confusion avec le virtuel.
Les premières victimes sont les gens ordinaires.
Mais, sans que le réalisateur n’ait le mauvais goût d’en faire une victime, Eric Packer lui-même ne supporte plus cette existence morne, cloîtré dans la prison en cuir, à la recherche de sensation.
Il a besoin d’une coupe de cheveux… Cet étrange caprice qui constitue au début une preuve de son aliénation devient la dernière bribe, inconsciente d’humanité.
La coupe de cheveux, mais pas n’importe où, dans un endroit où il fut libre autrefois.

Tout se passe comme si ce fantôme qui traverse New York sourd au désastre qui l’entoure voulait revenir chez les vivants, chez les mortels.
Incapable de ressentir quoi que ce soit d’autre qu’une fouille rectale, insensible à sa ruine, à la douleur des autres, sans affect ni humour.
Comment s’étonner alors que Cronenberg ait choisi Robert Pattinson, le héros de Twilight, pour jouer un personnage plus proche de Nosferatu que le vampire de la franchise pour ado.
Pattinson est parfait : golden boy désincarné, à la fois symbole d’un capitalisme triomphal et roi nu.
Le film oscille ainsi entre le silence du royaume de Packer et le fracas du monde réel où il fait de rares incursions.
Elles donnent une respiration au film et à l’exception d’une séquence ratée dans une chambre d’hôtel redondante et inutile, les scènes ne rompent pas le rythme du film, elles sont autant d’étapes soulignant l’isolement et la chute du héros.
Lorsque enfin la ballade cesse, le silence de la voiture semble avoir gagné le monde extérieur, ne reste plus à Eric Packer qu’à se confronter à sa Némésis.
La scène fera débat : un affrontement verbal avec un perdant, un paumé victime du golden boy, plus de 20 minutes de dialogue. Le point culminant d’un film incroyablement bavard et pourtant physique. Car la confrontation est surtout physique : celle de Paul Pattinson contre celle de Paul Giamatti
Trop long ?
Trop long la rencontre de deux mondes qui se sont côtoyés pendant toute la durée du film et qui pour la première fois échangent ?
Trop long un face à face qui est devenu impossible hors d’une fiction ?
Le roman de Don de Lillo est prophétique, le film de Cronenberg est presque utopique : le monde s’écroule sans que les responsables ne sortent jamais de leur univers aseptisé.
Cosmopolis se clôt sur un suspens qui n’existe pas dans le livre. David Cronenberg ne cherche pas à finir sur une note d’espoir après un tel déferlement nihiliste : il nous laisse face à notre choix, à notre idée de ce que serait une fin morale dans un monde immoral.
La parole n’a aucun sens, les dialogues sont abscons, l’image ne fournit pas de réponse non plus : il n’y a que le chaos et ce qu’il en ressortira.
Au moins un grand film. C’est déjà ça.

Jérémy Sibony

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